Geneviève Charpin est une des pionnières de l'informatique, et qui plus est, une des rares femmes à avoir travaillé dans ce domaine dès les années 1960, dans un milieu essentiellement masculin. Geneviève a travaillé chez Bouygues Telecom de 1999 jusqu'à sa retraite en 2009 et il est peu de dire qu'elle a été fort appréciée pour ses compétences professionnelles mais aussi pour ses qualités humaines. Elle a accepté d'être la première à témoigner dans cette rubrique. Elle avait également accepté de raconter l'histoire de ses premières années lors de l'exposition Bouygues Telecom.
J’ai eu mon premier contact avec l’informatique en 1965 dans une école d’ingénieur (INSA Lyon), j’avais 17 ans. La machine était un IBM 1130, alors souvent utilisé dans les milieux de la recherche. Le langage utilisé était l’algol, proche du fortran et les entrées se faisaient avec des cartes perforées.
En 1968, j’ai fait la connaissance du PDP8-S de Digital Equipment. Alors en section Electronique de l’INSA, je devais développer un programme en assembleur, pour détecter un signal dans le bruit. Pas très facile avec seulement 4 K octets de mémoire ! Il fallait également développer du hardware, plus précisément une carte pour faire une multiplication câblée car dans sa version de base, le PDP8 n’en disposait pas. Si on voulait faire une multiplication, il fallait procéder par additions et décalages de registres.
En 1969, j’ai cherché mon premier job. Ce n’était pas difficile, on s’arrachait les électroniciens pour faire de l’informatique temps réel, c’était le début de l’informatique dans les télécommunications ou dans les processus industriels. Les domaines informatiques de gestion et informatique temps réel étaient nettement séparés. L’informatique de gestion était le domaine d’IBM ou Burroughs, avec le langage cobol, il y avait quelques formations universitaires ou écoles d’ingénieurs. En informatique temps réel, il fallait une formation en électronique. A part le PDP8, chaque entreprise développait son propre calculateur, voire sa gamme de calculateurs. C’étaient des machines assez brutes, sans mémoire de masse, sans logiciels de base, pas d’OS par exemple.
J’ai été embauchée chez ITT, pour développer les premiers centraux téléphoniques avec un peu d’informatique, il restait encore pas mal de relais. Le premier jour, on m’a donné la documentation : le manuel d’assembleur et le schéma du calculateur. Les entrées se faisaient par rubans perforés que l’on fabriquait avec l’ASR 33, télétype à 30 caractères/seconde. Son programme devait tourner sur un ITT 3200 tout neuf et il fallait essuyer les plâtres, par exemple les interruptions ne montaient pas sur la bonne voie.
Le hardware n’était pas toujours très fiable mais il y avait une très bonne collaboration entre les gens du hard et les gens du soft. A l’époque, on ne disait pas encore matériel et logiciel, même le terme informatique n’était pas beaucoup utilisé, on ne disait pas un informaticien mais un ingénieur programmeur.
Pour débugger les programmes, il n’y avait pas d’outils, on utilisait une clef du calculateur qui permettait de faire avancer le programme instruction par instruction, voire pas à pas, une instruction comptant 4 pas. On vérifiait le contenu des registres et de la mémoire.
Lorsqu’on détectait une erreur dans un programme, deux cas se présentaient. Si on était près du centre de calcul, on pouvait corriger et réassembler le programme, en essayant d’optimiser les passages car l’accès au centre de calcul était difficile, du fait du coût des machines et donc de leur rareté. Si on était sur site, on ne pouvait pas réassembler le programme, donc on modifiait le ruban perforé en langage machine, on perçait les trous manquants ou on bouchait les trous en trop avec des morceaux de papier collant. C’est de là que vient l’expression « faire un patch » quand on corrige un bogue.
Comme il n’y avait pas de mémoire de masse telle que disque dur ou bande magnétique, se posait le problème des programmes qui ne pouvaient pas rester en mémoire en permanence, notamment les programmes de test du matériel. On utilisait des rubans perforés sur des dérouleurs analogues aux dérouleurs de bande magnétique. Les rubans perforés n’étaient alors pas en papier car ils n’auraient pas duré longtemps, ils étaient en mylar, une sorte de plastique.
Une des difficultés étaient d’économiser la mémoire qui coûtait très cher. On se basait sur le fait que 4 K octets de mémoire coûtaient 15 jours d’un ingénieur, donc on n’hésitait pas à passer une semaine pour gagner quelques octets, souvent au détriment de la fiabilité des programmes car un utilisait des emplacements qui en principe n’étaient pas utilisés pour stocker des données mais quand il y avait une erreur sur le hardware par exemple, le programme plantait.
Sur site, c’est-à-dire près du central téléphonique en fonctionnement, la supervision de l’informatique se faisait essentiellement au son et à vue. On regardait si les ampoules s’allumaient comme d’habitude et on écoutait le bruit des relais qui « bagottaient ». S’il semblait y avoir une anomalie on vérifiait l’ASR 33 pour voir s’il y avait un message d’erreur et on faisait au mieux.
Lorsqu’il fallait installer une nouvelle version, il fallait attendre que le trafic soit quasiment nul, vers 3 H du matin. Après avoir écouté si les communications n’étaient pas importantes, la nouvelle version était chargée, quand le calculateur redémarrait, la conversation était coupée mais l’appelant recomposait son numéro et disait « on a été coupé ». A cette époque, la continuité de service n’était pas la préoccupation prioritaire !
Après 4 ans chez ITT, j’ai intégré les équipes de Philips Industrie. Les aspects informatiques étaient les mêmes, les calculateurs étaient des calculateurs Philips. Il s’agissait d’informatiser des processus industriels, principalement l’automatisation de l’approvisionnement des stocks de la Redoute et des chaines d’emballage.
3 ans plus tard, Je suis entrée chez Cerci, société de service filiale de Jeumont Schneider. Son domaine était l’informatisation de la presse et du labeur (le labeur est l’imprimerie de tout ce qui n’est pas la presse quotidienne). Il s’agissait de remplacer les linotypes et monotypes par l’informatique. L’informatique est plus moderne, le PDP11 de Digital Equipment dispose de logiciels de base, de mémoire de masse et de périphériques variés, notamment la saisie n’est plus effectuée via l’ASR 33 mais par des écrans VT100 avec l'ASR toujours utilisée comme console système .
Nous sommes en 1976 et l’un des problèmes reste le poste de travail des utilisateurs (les typographes). Le micro-ordinateur existe mais n’est pas adapté à la typographie, par exemple une espace peut être justifiante (donc de taille variable) ou de taille fixe : le cadratin, le demi-cadratin ou la fine selon sa taille. Donc, là encore, il a fallu développer le micro-ordinateur répondant aux besoins. Toute une gamme a été développée, par exemple un terminal sans mémoire relié à une mémoire partagée pour diminuer les coûts. Les cahiers des charges donnaient lieu à beaucoup de discussions car il fallait prendre en compte les besoins de maintenance (tout le poste de travail doit pouvoir être démonté avec un seul tournevis) et d’esthétique et d’ergonomie.
En 1984, j’ai pris la direction du département Bureautique et Réseaux, comprenant les télécommunications et les réseaux locaux industriels, mais là, on entre dans l’informatique «moderne», il n’y a plus de développement de matériels, on utilise des progiciels du commerce et on développe des progiciels que la société commercialise.
En 1986, Cerci est rachetée par Sema et mon activité s’oriente vers les télécommunications, notamment vers la supervision de réseaux, et la direction technique de Sema Group Telecom. Je dirige également la qualité de l’entreprise et la certification ISO 9000 des établissements. En parallèle, j’ai enseigné à Sup Télécom durant 15 ans. En 1999, j’ai intégré Bouygues Telecom en qualité de directrice informatique. J’y suis resté 10 ans, jusqu’en 2009, année de ma retraite.
Une des grandes différences entre l’informatique des années 1960-1970 et celles des années 2000 est l’énorme connaissance que doit avoir un informaticien d’aujourd’hui : la sécurité, les SGBD, l’intelligence artificielle, l’exploitation, la maintenance, etc. Là où tout était plus ou moins intuitif, on a besoin aujourd’hui de beaucoup de connaissances : normes, état de l’art, offre des constructeurs, etc.